mercredi 24 avril 2013

La construction d'une identité sociale et sa portée professionnelle - inspiré des travaux de Claude Dubar


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Socialisation et construction des identités sociales et professionnelles selon Claude Dubar

Selon Dubar (2000), les constructions et les reconstructions de l’identité passent, par l’héritage des générations précédentes ainsi que par les stratégies identitaires déployées dans les institutions traversés et transformés par les individus.  Ces identités ne sont ni des expressions psychologiques de personnalités individuelles, ni des produits de structures ou de politiques économiques s’imposant "d’en haut", mais des constructions sociales faisant interagir trajectoires individuelles et systèmes.

Cette construction identitaire tire ses appuis théoriques de différentes sources. D’abord, les premières identités se fabriquent par assimilations et accommodations successives (Piaget), ainsi que par le développement de capacités, de règles et de valeurs propres aux groupes sociaux d’appartenance, servant ainsi à leurs socialisations ultérieures (anthropologie culturelle). Ensuite, la répartition inégale de capitaux économiques et culturels inégaux entre les individus marque les trajectoires sociales (Bourdieu). Enfin, l’individu est  inséparable des changements structurels « qui affectent les systèmes d’action et induisent des reconversions périodiques des identités préalablement constituées et des constructions mentales qui leur sont associées. » (Berger et Luckmann, p.239; Dans Dubar, 2000)

Par une dynamique de déstructuration/restructuration, les configurations identitaires voient les anciennes identités se heurter, en permanence et en évolution, aux nouvelles exigences de production (Dubar, 2000). Sur fond de dualité, la construction identitaire est à la fois stable et provisoire, individuelle et collective, subjective et objective, biographique et structurelle. Le tableau 1 qui suit illustre la dualité marquant l’identité sociale selon Dubar (2000).


 
Tableau 1
Catégories d’analyse de l’identité

Processus relationnel
Processus biographique
Identité pour autrui
Identité pour soi
Transaction objective
-          Identité attribuée / proposée
-          Identité assumée / incorporée
Transaction subjective
-          Identité héritée
-          Identité visée
Mécanisme d’attribution
Mécanisme d’appartenance
Adaptation des travaux de Dubar (2000, p.113). 

L’identité est liée à l’articulation de processus relationnels et de processus biographiques. Les processus relationnels impliquent l’identité pour autrui et engendre des transactions objectives alors que les processus biographiques impliquent quant à eux l’identité pour soi et engendrent des transactions subjectives.

Les transactions objectives s’articulent entre les individus et les autres pour accommoder l’identité pour soi à l’identité pour autrui. Les transactions dites  subjectives sont internes à l’individu. Elles visent à la fois à sauvegarder une part des identifications antérieures (identités héritées), ainsi qu’à susciter le désir de construire de nouvelles identités dans l’avenir (identités visées).  Pour Dubar (2000), l’identité pour soi et l’identité pour autrui sont des concepts inséparables et toujours à reconstruire dans un univers d’incertitude. La confrontation avec le marché du travail est sans doute l’enjeu identitaire contemporain le plus important. C’est dans son issue que dépend à la fois l’identification par autrui de ses compétences, de son statut et de possibles professionnels, de même que la construction par soi de son projet, de ses aspirations et de son identité possible : projection de soi dans l’avenir, anticipation d’une trajectoire d’emploi et mise en œuvre d’une logique d’apprentissage, voire de formation. (Dubar, 2000)

Tel que le présente le tableau 1, la transaction subjective passe par les identités héritées et visées. La trajectoire antérieure est continuellement en rupture et en décalage avec la projection de soi dans l’avenir. L’articulation de transactions objectives et de transactions subjectives engendrent à la fois des compromis intérieurs entre identité héritée et identité visée, mais aussi des négociations extérieures entre identité attribuée par autrui et identité incorporée par soi. (Dubar, 2000) Le tableau 2 qui suit aborde de son coté l’opérationnalisation des processus identitaires.

Tableau 2
Processus identitaires typiques "adaptés"

Identité pour soi
Identité pour autrui
Transaction objective
Reconnaissance
Non-reconnaissance
Transaction subjective
Continuité
Position 1.
Promotion (interne)
Position 3.
Blocage (interne)
Rupture
Position 2.
Conversion (externe)
Position 4.
Exclusion (externe)

« Les identités construites sur le mode de la continuité impliquent un espace potentiellement unifié de réalisation, un système de formation à l’intérieur duquel les individus mettent en œuvre des trajectoires continues. » (Dubar, 2000, p.235). En position 1, lorsque les transactions subjectives (opérées sur soi par soi) sont reconnues par les transactions objectives entretenues avec l’institution et les agents sociaux, elles peuvent peut mener à la légitimation de l’identité par l’individu.  Ce dernier se voit ainsi reconnu, encouragée, confirmé, dans un processus de promotion concernant une identité. En position 2, si les transactions subjectives sont non-reconnues par les transactions objectives avec l’institution, elles mènent à un blocage dont les répercussions peuvent être de ne pouvoir entrevoir la possibilité de pouvoir poursuivre l’expression de soi-même au sein de cet environnement, par exemple de son projet professionnel au sein de l’institution scolaire. L’individu est ainsi invalidé, refusé, infirmé, dans un processus de blocage concernant une identité pour soi. En position 3 et 4, Dubar (2000)  souligne que les identités construites sur le mode de la rupture impliquent au contraire une dualité entre deux espaces et une impossibilité de se construire une identité d’avenir à l’intérieur de l’espace producteur de son identité passée.  Ainsi, pour trouver ou retrouver une identité, il faut changer d’espace. L’identité projetée peut être survalorisée ou dévalorisée par rapport à l’identité héritée, elle est en rupture avec elle. En position 3, si les transactions subjectives se voient être reconnues par les transactions objectives, on se retrouve alors dans un processus de conversion d’une identité incertaine au sein d’un environnement donné. C’est la personne qui ne se reconnaît pas, elle doit s’ouvrir à une reconstruction de son identité. En position 4, si les transactions subjectives se voient être non-reconnues par les transactions objectives, l’identité se retrouve alors dans un processus d’exclusion, atteignant une identité menacée. Ici, la personne ne se reconnaît pas et elle n’est pas reconnue, amenant une pression forte à la mobilité et à la reconstruction identitaire.

Le passage du secondaire au collégial constitue une période de changements et de ruptures. La construction identitaire des étudiantes et des étudiants peut facilement emprunter l’une des quatre positions ci-haut nommés, tout servant en tant que tel de repères pour mieux comprendre comment les projets ou programmes des institutions sociales (Boutinet, 2005b) peuvent tramer le projet professionnel de ceux-ci.


La profession comme attribution de sens au projet dit "professionnel"

            Dubar et Tripier (2003) expose une réflexion sur la sociologie des professions pouvant, à l’aide de sources théoriques complémentaires, contribuer à mieux saisir le projet professionnel.


            Deux paradigmes sont explorés par Dubar et Tripier (2003) pour saisir le concept de "profession". Pour ces auteurs, la profession sous le regard fonctionnaliste prend place et s’organise dans la société, comme déterminante de la fonction de ses membres et de leurs rapports. Elle est un cadre de compétences et d’éthique où les individus en sont le produit et non les auteurs.  Cela permet de constater qu’il existe une organisation sociale créant une hiérarchie d’importance des professions. L’individu, notamment la collégienne ou le collégien en situation de conduite anticipatrice, peut être à la recherche d’une maximisation de son confort de vie, où se trouve plus directement le niveau de reconnaissance et de "pseudo" liberté d’action, d’expansion de son être au travers de son travail. Selon le paradigme fonctionnaliste, "avoir une profession" (ou en identifier une) implique une sorte de négociation de sa place au soleil au sein d’un environnement donné.

            La perspective interactionniste, inspirée grandement de sociologues de Chicago tels Hughes, Becker et Strauss, reprochent aux sociologues fonctionnalistes d’argumenter la supériorité ou le caractère exceptionnel des professions plutôt que de rendre compte des processus effectifs conduisant une personne à exercer son activité. (Dubar et Tripier, 2003) L’intérêt interactionniste est la découverte des processus, des pratiques et des problèmes communs à toutes activités de travail et réside dans le double point de vue de la biographie et des interactions. Alors que le fonctionnalisme privilégie l’enjeu de l’organisation sociale, la posture interactionniste valorise les professions (métiers, emplois) comme des formes d’accomplissement de soi. Cette dernière s’intéresse à la recherche de l’autonomie et de l’auto-organisation comme points communs à l’organisation de l’univers professionnel et cela, contrairement aux fonctionnalistes n’est pas réservé à quelques-uns. (Dubar et Tripier, 2003)

Hughes (1952, dans Dubar et Tripier, 2003) expose quatre principes à cet effet :
-          Les groupes professionnels sont des processus d’interactions qui conduisent les membres d’une même activité à s’auto-organiser, à défendre leur autonomie et leur territoire et à se protéger de la concurrence.
-          La vie professionnelle est un processus biographique qui construit les identités tout au long du développement du cycle de vie, depuis l’entrée dans l’activité jusqu’à la retraite; en passant par tous les tournants de la vie.
-          Les processus biographiques et les mécanismes d’interaction sont dans une relation d’interdépendance : la dynamique d’un groupe professionnel dépend des trajectoires biographiques de ses membres, elles-mêmes influencées par les interactions existant entre eux et avec l’environnement.
-          Les groupes professionnels cherchent à se faire reconnaître par leurs partenaires en développant des rhétoriques professionnelles et en recherchant des protections égales. Certains y parviennent mieux que d’autres, grâce à leur position dans la division morale du travail et à leur capacité de se coaliser. Mais tous aspirent à obtenir un statut protecteur. 

Donner des sens à l’attribut "professionnel"


            Le Larousse (2002) donne plusieurs sens au terme profession: activité régulière exercée pour gagner sa vie; ensemble des personnes exerçant le même métier; réunion de leurs intérêts communs; faire profession de …, déclarer, reconnaître ouvertement; affirmation faite publiquement par quelqu’un concernant sa foi religieuse et, par extension, ses opinions, ses idées, etc.   Dans un ouvrage collectif portant sur l’insertion des jeunes au Québec, Pinard (2000) souligne que « le travail et l'emploi sont deux concepts qui renvoient à des relations sociales. Le travail présente encore un sens subjectif et intersubjectif  pour les salariés, alors que l'emploi reflète un rapport organisateurs-organisés régi par la conformité à des objectifs fixés de l'extérieur. » (p.28) Ainsi, un même objet d’insertion peut manifester différents sens, selon l’individu, son identité.

            Dubar et Tripier (2003) proposent quatre champs de significations, champs sémantiques, associés à autant d’usage du terme " profession": 1. déclaration, identité professionnelle; 2. emploi, classification professionnelle; 3. métier, spécialisation professionnelle; 4. fonction, position professionnelle. Pour l’interactionniste Hughes (dans Dubar et Tripier, 2003), se professionnaliser, c’est plus qu’entrer dans un cursus de formation académique, c’est être initié à un rôle, se convertir à la vision du monde et de soi permettant la pratique de ce rôle, s’imprégner culturellement, qui implique une séparation et une transformation de l’identité. C’est pourquoi il devient nécessaire de définir les sens que pourraient prendre, notamment chez les collégiennes et collégiens, le vocable " professionnel".

Sens : Déclaration / Identité                                               

            Teinté d’influences historiques et religieuses, ce sens consiste en l’action de professer, déclarer hautement et publiquement, ses opinions et ses croyances (Dubar et Triper, 2003). Selon le Larousse (2002), déclarer renvoie à : exprimer, faire connaître d’une façon manifeste, solennelle; faire connaître, exprimer un sentiment, une idée; commencer à apparaître, se manifester; donner des signes de son existence, se faire connaître. L’identité, quant à elle, se veut être le « caractère permanent et fondamental de quelqu’un. ». Elle concerne l’ensemble des données de fait et de droit qui permet d’individualiser quelqu’un.  À propos de l’identité sociale, le Larousse (2002) la définit comme le « sentiment ressenti par un individu d’appartenir à tel groupe social, et qui porte à adopter certains comportements spécifiques. »

            À partir de ces définitions, l’attribution "professionnel"  au regard de la déclaration/identité (sens 1) renverrait à ce qui relève de l’expression manifeste de ses idées, ses pensées et ses sentiments pour se faire reconnaître son caractère fondamental, son individualisation ainsi que son appartenance à un groupe (professionnel). En somme, un projet "professionnel", au regard d’une telle description, porte sur ce qui se déclare, s’annonce et qui manifeste qui on est, nos opinions et nos croyances. 

Sens : Emploi / Classification

            La profession renvoie ici à une occupation par laquelle on gagne sa vie, au travail que l’on fait, dès lors que cela permet d’en vivre grâce à un revenu, peu importe la forme: salarié, indépendante, libérale, etc. (Dubar et Triper, 2003). Le Larousse (2002) fait de l’emploi une « action, manière d’employer une chose », une « occupation confiée à une personne : travail, fonction, place » et un « type de rôle interprété ». De son coté, la classification réfère à la « distribution par classes, par catégories, selon un certain ordre et une certaine méthode » et le verbe classer à « ranger, répartir par classes, par catégories ou dans un ordre déterminé » et à « assigner une place dans une classe, une catégorie. »

            Dans ce contexte, l’attribut "professionnel", au regard de l’emploi et de la classification, renvoie à  une action externe à l’individu sur la manière d’être utilisé pour occuper un rôle selon ses caractéristiques et la distribution, l’ordre, la répartition de classes, de catégories d’actions. Nous sommes ici en présence d’un projet professionnel qui viserait la subsistance et/ou le statut économique, orienté sur le salaire.

Sens : Métier / spécialisation

            Sous cet angle, la profession se veut être l’ensemble des personnes exerçant un même métier (Dubar et Triper, 2003), soit les groupes ou catégories de gens faisant le même métier, celui-ci ayant un nom, une identité au sens nominal. Lié au groupe professionnel, il désigne plus particulièrement l’ensemble de ceux qui ont le même nom de métier ou le même statut professionnel. Également, ce sens trouve ses origines dans le terme corporation, se trouvant ainsi associé à une communauté d’individus regroupés sur la base d’une légitimation sociale de leurs activités, de compétences et d’intérêts communs. Le « métier », selon le Larousse (2002), est une « profession caractérisée par une spécificité exigeant une formation, de l’expérience, etc., et entrant dans un cadre légal; toute activité dont on tire des moyens d’existence. »  Plus spécifiquement, le métier se rapporte au « savoir-faire, habileté technique résultant de l’expérience, d’une longue pratique; secteur d’activité dans lequel une entreprise a acquis ce savoir-faire » et à une « fonction, rôle présentant certains des caractères d’une professions ». La spécialisation est l’« action de spécialiser; fait de se spécialiser » et revient à se rendre compétent dans un domaine déterminé, apte à un métier et à un travail particulier (Larousse, 2002). Finalement, une spécialité se veut être une activité à laquelle on se consacre particulièrement, soit un ensemble des connaissances approfondies acquis dans une branche déterminée. 

            L’attribut "professionnel", au regard du métier et de la spécialisation, renvoie à un regroupement sur la base de l’appartenance à un champ d’activités, de compétences et d’intérêts communs, basés sur la formation, l’expérience et les connaissances approfondies. Dans ce contexte, le projet professionnel vise l’intégration d’un corps de métier, un groupe en vertu de l’acquisition préalable de savoirs spécialisés.

Sens : Fonction / position

            Ajouté par Dubar et Triper (2003), ce sens n’apporte que très peu à la différentiation des sens du vocable profession dans la mesure où il partage beaucoup de caractéristiques avec le sens 2 Emploi / classification, mais en étant moins orienté vers une fin rémunératrice. Les auteurs ne prennent pas vraiment le temps de décrire ce dernier, rendant le présent exercice de différentiation encore plus risqué en vertu de l’absence de balises de départ. Le Larousse (2002) définit la fonction comme étant un « rôle, utilité d’un élément dans un ensemble » et une « activité professionnelle; exercice d’une charge, d’un emploi ». La particularité de ce terme est qu’il s’associe facilement au paradigme fonctionnaliste, défini par le Larousse (2002) comme une « doctrine selon laquelle la société est un système dont l’équilibre dépend de l’intégration de ses diverses composantes. » Quant au terme position, il renvoie à une « situation dans l’espace; place occupée par rapport à ce qui est autour » et à « situation sociale; place, emploi. » En ce sens, positionner implique de « mettre en position avec une précision imposée; déterminer la situation d’un produit sur un marché, compte tenu, notamment, de la concurrence des autres produits. »

            L’attribut "professionnel", au regard de la fonction et de la position, renvoie à une description très fonctionnaliste, soit à un rôle ou une utilité située, positionnée, dans un ensemble, un marché ou un système. Dans ce contexte, le projet  professionnel se réfère à l’endroit où l’individu se retrouve, où il vise à faire quelque chose de non spécifiquement défini, mais répondant comme composante d’un système. Le travail est ici une nécessité, pas un choix de vie.

Un projet professionnel "polysémique"


            Ce regard de la polysémie de sens attribué au terme profession et, par détournement, à celui de "professionnel" permet certains de relever certains enjeux et questionnements. Qu’est-ce que les collégiennes et les collégiennes recherchent lorsque, par attribution, ils "professionnalisent" leur projet? Est-ce un exercice déclaratif, une recherche d’insertion professionnelle pour fins de revenus et de pouvoir d’achat, l’association à un groupe détenant des attributs, des valeurs, des compétences particulières ou la simple intention  de se placer, quelque part? La perspective interactionniste, telle que décrite précédemment, me semble la plus ajustée pour insérer un tel regard sur la construction et le sens donné au projet professionnel chez les jeunes, tout en tenant compte des transactions objectives de la relation avec les institutions et acteurs et des transactions subjectives entre l’individu et lui-même, plus particulièrement de l’identité visée.

Intégration et conception du projet professionnel


Ayant menée une recherche auprès de plus de 500 étudiantes et étudiants de niveau collégial, Roy (2003) soulignent qu’interroger la réussite scolaire, c'est également questionner le rapport de l'étudiant à la société, tous deux constitués de multiples valeurs. C’est également voir que l'étudiant est traversé de part en part par diverses influences sociales conditionnant ses attitudes, ses comportements, ses aspirations et son parcours scolaire avec la contribution d'autres facteurs inhérents au collège lui-même. Pour Élias (1981; dans Lahire, 284) « la conscience de tout être social ne se forme et ne prend existence qu'à travers les multiples relations qu'il noue dans le monde et avec autrui. » Comment l’étude de la construction des identités sociales (Dubar, 2000), de celle du concept de projet (Boutinet, 2005; Beaucher, 2004) et celle de profession (Dubar et Tripier, 2003) peuvent nous aider à articuler une conception du projet professionnel chez les collégiennes et collégiens québécois en formation initiale ? Le modèle schématisé qui suit propose une articulation du concept de projet professionnel au regard des processus de construction identitaires explorés dans cette démarche.


La socialisation, par ses processus transactionnels de construction identitaire, constitue la trame de fond sur laquelle se joue toutes les constructions cognitives et comportements des individus. Deux processus concourent à la production des identités – le processus biographique (identité pour soi) et le processus relationnel, systémique, communicationnel (identité pour autrui). Ces transactions pourront se réaliser tantôt dans la continuité, tantôt dans la rupture : « c’est dans la manière dont ils utilisent, pervertissent, acceptent ou refusent les catégories officielles que doivent se lire les processus d’identification future qui impliquent des arrangements permanents. » (Dubar, 2000, p.115) En fait, l’individu transige avec lui-même et avec le monde, duquel il en découle des catégorisations, issues de la reconnaissance ou de la non-reconnaissance. Le processus relationnel confronte perpétuellement les identités attribuées et proposées par autrui (les institutions et les acteurs sociaux) et les identités assumées et incorporées par l’individu. Le processus biographique s’alimente des identités héritées (des générations précédentes, de ce qu’on hérite dans la construction identitaire jeune tout au long de notre vie, des rencontres et des événements vécus) et celles visées, desquelles il s’alimente à son tour (Dubar, 2000). 

            Les identités visées interagissent avec les autres formes d’identités, mais elle demeurent celles qui réalisent leur véritable "objectivation" dans le monde interrelationnel, notamment par l’expression du projet professionnel. Le projet s’inscrit chez tous les être vivants, se polarisant vers quelque chose qui est extérieur à lui-même, orientant la direction de l’existence et en empêche l’inadaptation (Boutinet, 2005) et dans sa quête d’assouvissement des insatisfactions liés au temps et à l’espace (Boutinet, 2005; Béret, 2002; Charpentier, Collin et Schurer, 1993; Philibert et Wiel, 1995; Proulx, 2004; Tap, 1995).

            Pour s’exprimer en projet professionnel, cette identité projetée peut se comprendre par un emprunt de la conception de Beaucher (2004) sur les identifications (but, démarches, échéances, etc.) et les représentations (soi, école, marché de l’emploi et de la formation, avenir, etc.) soumises au cadre d’analyse. Dans le cas de collégiennes et de collégiens, l’identité visée renvoie à leur univers de possibles, compte tenu de que leur transmet l’histoire personnelle, la famille, le réseau social et les événements survenant dans le cadre temporel du parcours collégial. Contrairement à ce qu’exige Beaucher (2004) pour qu’il y ait de fait "projet professionnel", ma proposition du concept suggère que tous se situent dans un univers d’identification et de représentation plus ou moins définie, exprimant une variété de formes possibles au projet professionnel. Ainsi, d’autres conceptualisations pourraient sans doute émerger à partir d’une posture plus exploratoire tel que compte prendre ma recherche. Le tableau 4 ci-dessous présente différentes formes, différents regards pouvant donner sens au projet professionnel :
Tableau 4
Formes de l’expression de l’identité au travers du projet professionnel

Projet professionnel
« Déclaration / Identité »
Qui se déclare, s’annonce, manifeste qui je suis, mes opinions, mes croyances.

Projet professionnel
« Emploi / Classification »
Qui vise la subsistance et/ou le statut économique, orienté sur le salaire.

Projet professionnel
« Métier / Spécialisation »
Qui vise l’intégration d’un corps de métier, un groupe en vertu de l’acquisition préalable de savoirs spécialisés.

Projet professionnel
« Fonction / Position »
Qui se situe à l’endroit où je me retrouve, là où je vise à être pour faire quelque chose, non spécifiquement défini, mais répondant comme composante d’un système.

            Sous cet angle, le projet professionnel est une « manifestation » du soi dans le monde, issu des processus transactionnels engendrant les identités qu’il exprime. Inscrit dans des mouvements de continuité et de ruptures, le projet professionnel se construit par les interactions avec des institutions jugées structurantes et protectrices et l’identification à des catégories jugées attractives ou protectrices. (Dubar, 2000) Considérer le projet professionnel sous l’angle de la socialisation et de la construction identitaire présente le mérite d’apporter la pertinence de l’usage de conceptions sociologiques, plus particulièrement de la perspective interactionnisme comme mode de son appréhension.

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